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Il n'y a pas de « bonne fessée »

Son message est simple, il a été longtemps considéré comme provocateur. Depuis vingt ans, Alice Miller, psychanalyste et philosophe, décline l'idée selon laquelle la violence envers les enfants est à l'origine de la violence chez les adultes. Il lui a fallu plus de cinq livres et attendre une audience internationale pour faire admettre que cette violence naît en famille.

Comment des parents révulsés par la maltraitance en viennent à justifier, dans leur foyer, les châtiments corporels, « la discipline éducative » ?

Pourquoi ces personnes qui n'auraient jamais l'idée de taper un voisin, un collègue ou leur femme, manient-elles si naturellement les paires de claques et les fessées à l'égard de leur progéniture? « Si les châtiments corporels permettent de faire obéir un enfant dans l'immédiat, à long terme ils ne génèrent qu'angoisse et violence », répète-t-elle.

Que dites-vous aux parents qui aiment leurs enfants, savent qu'il ne faut pas les frapper, mais qui un jour de colère se laissent déborder ?

Je n'entends pas culpabiliser les parents, mais leur communiquer les informations dont ils ont besoin pour pouvoir se comporter comme ils le souhaitent au fond de leur cœur. Ils ont appris, étant petits, que les enfants ne sentent pas la douleur, et, c'est ce message erroné qu'ils doivent désapprendre. Imaginez que votre partenaire, que vous aimez, vous donne brusquement une gifle. Cela ne bouleverserait-il pas toute votre relation? Ne craindriez-vous pas qu'un tel geste se reproduise? Ne vous sentiriez-vous pas en insécurité, découragée, abandonnée, menacée, mal-aimée? Nous pouvons facilement nous identifier à une femme adulte ; mais il nous arrive de ne pas savoir nous mettre dans la peau de notre propre enfant. Lorsque nous avons été battus pendant notre enfance, (ce qui est aujourd'hui le cas de la majorité des gens), nous avons dû refouler et nier notre douleur, nos peurs et notre colère, en réalité tous nos sentiments, pour ne pas mettre en péril l'amour et la confiance envers nos parents. Nous avons enregistré dans notre cerveau ce message erroné que « les enfants sont frappés pour leur bien ».

Les parents qui ont appris très tôt à considérer les coups comme quelque chose de normal, de juste et d'inoffensif, ne remarquent pas qu'ils enseignent bel et bien à leur enfant à recourir à la violence en leur donnant l'exemple. Étant donné que ces parents ne se souviennent pas de leurs souffrances passées refoulées ( ils se rappellent bien les faits, mais non la douleur), ils pensent que leurs enfants n'auront pas mal. Cela explique pourquoi beaucoup de personnes sont impitoyables avec leur progéniture, même sans le vouloir.

Et quand la gifle est partie ?

Il est évident qu'un enfant ne meurt pas d'une gifle. Les gens qui connaissent leur propre souffrance et qui refusent de la minimiser, de l'amoindrir ou de la nier peuvent l'épargner à leurs enfants. S'ils échouent, ils trouveront le moyen de s'en excuser auprès de ces derniers. Seuls ceux qui affirment que les coups leur ont fait du bien (parmi lesquels on compte les plus abominables dictateurs) reproduisent sans scrupule leur propre vécu. La société estime, dans sa majorité, que l'éducation est une affaire privée.

Comment justifier une loi interdisant les châtiments corporels ?

Je pense que seule une loi interdisant explicitement de battre les enfants peut sensibiliser à la douleur de ces derniers. Même si le comportement des parents ne se modifie pas du jour au lendemain, la mentalité finira forcément par évoluer. En Suède et en Norvège, où une telle loi existe déjà, personne ne préconise plus « une bonne fessée » ou « une bonne gifle », mais en Amérique, en France et en Grande-Bretagne, 50% des gens ne voient pas d'inconvénient à cette pratique. Ils s'opposent certes aux mauvais traitements, mais ne savent pas que les claques administrées sous prétexte d'éduquer les enfants, constituent aussi des mauvais traitements, dont les conséquences sont visibles partout, pour peu qu'on se donne la peine de regarder.

Comment s'est passé votre prise de conscience personnelle ?

J'ai longtemps pensé que j'avais eu une enfance heureuse, parce que « normale ». Je ne me souvenais pas avoir reçu de coups. Ce n'est qu'en 1973, lorsque je me suis mise à la peinture, que j'ai réalisé que j'avais dû connaître de grandes angoisses étant petite. Il s'est avéré que ma mère, à l'instar de beaucoup d'autres, avait su très tôt faire de moi un être obéissant, à grand renfort de claques. Je ne lui ai par la suite posé aucun problème et j'ai simplement veillé à répondre aux besoins de mes parents. Mais je ne connaissais pas mes propres besoins et je suis restée comme émotionnellement effacée. Et plus tard, j'ai eu d'énormes difficultés à comprendre spontanément les besoins de mon premier enfant. Par bonheur, je ne l'ai jamais battu, mais j'ai souvent été incapable de comprendre ses signaux tant que je n'ai pas su vivre avec mes émotions. J'ai décrit mon histoire, ainsi que de nombreux cas analogues, dans mon ouvrage le Drame de l'enfant doué, et bien des lecteurs s'y sont retrouvés.

Vous établissez un lien entre l'éducation reçue par Hitler et le système politique qu'il a contribué à mettre en place. L'hypothèse est séduisante mais certains la considèrent comme « tirée par les cheveux »...

Parvenues à l'âge adulte, de nombreuses personnes se raccrochent aux vieilles croyances. Elles ne comprennent donc pas ce que j'ai exposé dans mes études sur Hitler, Staline, Mao, Ceausescu et d'autre tyrans. Or, je ne peux convaincre que ceux qui ont pu, et bien voulu, assimiler mes explications. La plupart des biographes d'Hitler ont aussi du mal, car ils continuent de considérer les méchancetés subies pendant l'enfance comme normales. On me dit souvent : « Moi aussi, j'ai été maltraité, et je ne suis pas devenu Hitler pour autant.» Lorsque j'interroge ces gens en détail sur leurs jeunes années, il ressort immanquablement qu'il y avait une tierce personne qui les aimait et qui leur a transmis une notion d'amour, qui les a accompagnés toute leur vie. Pour aucun des dictateurs que j'ai étudiés je n'ai trouvé la trace d'un tel « témoin compatissant ». Ces dictateurs ont donc appris à admirer la méchanceté et l'hypocrisie qu'ils ont autrefois connues, et ils les ont répercutées sur tout un peuple.

Que signifie cette phrase : « C'est le corps qui garde en mémoire toutes les traces nocives des supposées bonnes fessées » ?

On peut toujours observer que les parents aiment ou maltraitent immanquablement leurs enfants de la façon dont ils ont été aimés ou maltraités, sans en avoir pour autant le souvenir. Et justement, les émotions anciennes et les traces du vécu sont codées dans le cerveau, mais pas accessibles à la conscience. Joseph le Doux a décrit ce phénomène et en a expliqué la dynamique dans un ouvrage novateur, le Cerveau émotionnel. Ce n'est qu'au cours des thérapies que l'on retrouve parfois ce type de souvenirs. Les adultes violents affirment souvent que la claque est partie toute seule. J'espère qu'un jour, grâce à la nouvelle loi, ils pourront dire: « Notre discernement et notre conscience sont plus forts que notre main. » Certains pédagogues vont jusqu'à prôner l'abstention de toute punition.

N'est-ce pas une éducation accessible seulement aux superparents ?

Les sanctions entraînent une obéissance à court terme et, à plus long terme, engendrent la peur, souvent déguisée en agressivité, soif de vengeance, haine, volonté d'être enfin au pouvoir, pour punir les plus faibles. Elles conduisent à un cercle vicieux. Personne ne s'obstinera pendant dix ans à faire marcher sa voiture à coup de pied si le véhicule refuse de démarrer. Mais c'est pourtant ce que nous nous entêtons à faire pendant encore longtemps avec les enfants, même si nos efforts sont manifestement vains. Au lieu de remettre en question ces méthodes inadaptées, la plupart des parents s'enferrent dans leur conduite absurde. Nous disons : « Il faut inculquer aux enfants la peur des voitures dès leur plus jeune âge, en les giflant si nécessaire », mais nous ne comprenons pas que c'est seulement de nous qu'ils apprennent ainsi à avoir peur, et non de la circulation. La négation totale de leur ancienne souffrance pousse un grand nombres d'individus au crime. C'est seulement à condition d'accepter de vivre en pleine conscience que nous épargnerons à nos enfants l'ignorance qui nous a si longtemps fourvoyés. Pour vouloir vivre consciemment il n'est pas necessaire d' être un superparent.

Recueilli par BLANDINE GROSJEAN
Libération du 30 et 31 octobre 1999
Une souffrance taboue

Peu à peu, Alice Miller est parvenue à imposer sa théorie selon laquelle la violence exercée à l'égard d'un enfant peut engendrer un adulte méchant et finir par créer une société violente. A 76 ans, elle a acquis la conviction que ses livres ne toucheraient jamais qu'un public choisi, et qu'il revenait au pouvoir politique de prendre le relais. Puisque la plupart des gens pensent qu'ils corrigent les enfants « pour leur bien », elle vient de fonder une association, Eduquer sans frapper, dont l'objectif est de faire voter en France une loi interdisant les châtiments corporels, à l'instar de ce qui s'est fait en Suède. L'association est née de la rencontre avec un médecin généraliste, Jacqueline Cornet, auteur de recherches spécifiques sur les répercussions des « corrections » et qui a réuni autour d'elles des spécialistes de l'enfance.

On estime que 80% des enfants reçoivent des punitions corporelles, occasionnelles ou répétées, et que 30% d'entre elles seraient administrées avec une réelle violence. Dans les textes de lois, il n'est fait mention nulle part de ces gestes domestiques. « Les usages tolèrent encore au profit des parents, mais non des enseignants, un droit raisonnable de correction corporelle - au delà de quoi commence le délit de coups et blessures » (Litec 1994 du droit civil).

Où passe la limite du raisonnable ?

Le scepticisme a longtemps accompagné la croisade de la philosophie. Le tabou est tel qu'il n'existe pratiquement aucune étude sur les violences ordinaires dans les foyers. En France, seule l'enquête de l'Inserm (1994) a montré que 20% des garçons subissent des violences physiques. « Mais les jeunes, s'ils ont été "bien" battus (on ne dit jamais une mauvaise mais une bonne fessée, une bonne raclée), ont beaucoup de mal à le reconnaître », explique Jacqueline Cornet, présidente de l'association. Ce qu'Alice Miller appelle « l'exercice du pouvoir de l'adulte sur l'enfant » demeure, plus que tous les autres, caché, impuni. Il y a deux ans, Jacqueline Cornet avait établi la corrélation entre la fréquence des coups reçus durant l'enfance avec la propension à être victime d'accident . Aujourd'hui la plupart des pédagogues considèrent que les coups, s'ils ne sont pas toujours faciles à éviter, sont en tout cas inefficaces : ils ne servent qu'à soulager ceux qui les donnent. « Les mécanismes de reproduction ont été maintes fois décortiqués : si les parents ont reçu des coups qu'ils n'ont pu rendre, leur enfant constituera le meilleur support à ce règlement de comptes », poursuit Jacqueline Cornet.

Il y a plus de cinquante ans, l'ethnologue Ashley Montagu notait que les sociétés non violentes avaient en commun l'éducation non violente de leurs enfants, sans châtiments corporels. Les travaux de Katarina Rutschky et d'Alice Miller ont démontré comment le système éducatif du XIXe siècle, fondé sur la pédagogie noire, s'intriquait étroitement avec le nazisme. Née en Pologne en 1923, docteur en philosophie puis disciple Freud, elle ne prétend pas que tout enfant battu devient un petit Hitler. Elle donne des clés pour comprendre qu'en se laissant déborder par la
violence, l'enfant souffre et pense qu'il aura le droit, lui aussi, de recourir à cette violence.

Alice Miller vit et enseigne à Zurich.

Entrevue pour La Liberation